• Le Plein genre II

    Théophallocentrisme"

    Dans les tableaux que nous brossons des rapports sexe/genre et des rapports entre les genres, dans la déconstruction des agencement "phallogocentriques" ou plus précisément "théophallocentriques" qui structurent encore le sujet dans le contexte arabo-islamique, nous éviterons, tout d'abord, de mettre de l'ordre en écartant la complexité des faits, la dynamique sociale et les disparités entre les pays arabes en matière de rapports entre les hommes et les femmes. Puisque notre savoir est toujours "situé", nous préciserons, négativement, les "situations" dont nous nous écartons, situations identifiables dans les pratiques dicursives contemporaines. Nous nous écarterons d'abord de la défense de "l'image du monde arabe à l'étranger", qui se confond avec la défense de l'"identité" menacée par la mondialisation et les nouvelles ambitions impérialistes. "Améliorer l'image des Arabes à l'étranger" est en effet la tâche assignée à l'intellectuel arabe par les gouvernements et les organisations régionales qui leur sont affiliées. Nous refuserons tout autant la stéréotypie cultaraliste qui développe la fiction d'une nation arabo-islamique réfractaire à la démocracie, non désireuse de liberté, celle orientaliste ou orientalisante, qui consiste à emprisonner la réalité des femmes et des hommes arabes musulmans dans une série de moules préconçus et de simplifications hasardeuses : images de femmes voilées aveugles à la lumière du jour, cheiks richissimes et polygames, mains coupées, corps lapidés ou à l'inverse : images, propre à satisfaire tout le monde, d'un Orient enchanteur : danses du ventre, encens, parfums, désert…Nous éviterons enfin de céder à l'idéalisation utopique du passé des femmes arabes, à l'illusion d'un Islam authentique qu'il suffit de retrouver, ou d'un paradis féminin perdu dont il faut se souvenir, illusion que beaucoup d'écrits réformistes ou féministes ne cessent d'entériner. A trop vouloir ménager la susceptibilité des thuriféraires du sacré, on finit par leur emboîter le pas, en adhérant à la même démarche idéalisante et sacralisante. C'est dans la perte et le deuil salutaires, et non dans la défense frileuse de "l'identité" et du passé qu'un renouveau de la pensée et de la vie, voire même de l'expérience religieuse, peut être amorcé.



    A l'instar de la religion juive ou chrétienne, mais en suivant sa propre voie, l'Islam a apporté un soutien théologique à la domination masculine et patriarcale.

    La démarche monothéiste qui consiste à "récupérer les qualités divines du féminin maternel au profit d'un dieu créateur paternel" (Transeuropéennes, 18) est illustrée dans le Coran par les versets qui opposent Allah aux anciennes divnités féminines, importantes dans le panthéon préislamique : "…Quiconque associe à Allah [des parèdres] est dans un égarement infini. [Ces Associateurs] ne prient que des femelles. Ils ne prient qu'un Démon rebelle." (IV, 116-117, Blachère II, 957). Ce ravalement du féminin se traduit certes par "un passage de l'évidence maternelle à l'inévidence du paternel" et une valorisation de la fonction paternelle et donc symbolique. Mais on constate dans le Coran une tendance à marquer l'évidence biologique du père, ce qui entraîne un contrôle accru de la vie sexuelle des femmes de condition libre, et un renforcement des liens de la parenté biologique. En effet, le Coran impose une "retraite" déterminée ('Idda) à la femme répudiée ou veuve (II,234; LXV,1) pour que les paternités ne se confondent pas. Il accorde au mari qui souçonne sa femme d'adultère le droit de recourir à la procédure du "désaveu de paternité" (li'a:n) (XXIV, 6). Il interdit l'adoption des enfants (XXXIII, 4-5). Il renforce le régime du mariage reconnaissant à l'homme son statut de "ba'l", c'est à-dire de maître et d'époux à la fois, en interdisant notamment d'autres types de mariage que les Arabes, semble-t-il, ont connu dans le passé, tel celui où les enfants appartiennent à la tribu de la femme, ou celui qui annule clairement la paternité biologique en ce sens que "l'homme ordonne à sa femme dès qu'elle a fini de sa période de menstrues, d'aller chercher un autre homme et de s'unir à lui pendant une période donnée, en se promettant de ne pas la toucher jusqu'à ce qu'elle tombe enceinte de l'autre homme…l'objectif étant d'améliorer la progéniture". (Lisan : b-dh-', Mernissi 63-69)



    Ce ravalement de la maternité et du féminin est rendu explicite par les versets qui énoncent la suprématie ontologique, politique et juridique de l'homme ainsi que "l'ascendant" ou la prééminence (fadhl) que Dieu a donné aux hommes sur les femmes (II, 228). La suprématie ontologique découle de la formulation binaire de l'acte de création divine. Si Dieu a créé "le mâle et la femelle", on peut penser qu'Il a créé le mâle avant la femelle, ou qu'Il a créé la femelle à partir du mâle, puisque Eve a été tirée du corps d'Adam selon le mythe biblique et coranique. La suprématie politique et juridique découle du principe "d'autorité de l'homme sur les femmes" (qiwa:ma), lourd de conséquence en matière de droit privé et de droit public. Il est clairement annoncé dans le verset suivant, tiré de la sourate des Femmes, que nous citons en entier, d'après la traduction la plus littérale, celle de Blachère : "Les hommes ont autorité sur les femmes du fait qu'Allah a préféré certains d'entre vous à certains d'autres, et du fait que [les hommes] font dépense sur leurs biens [en faveur de leurs femmes]. Les [femmes] vertueuses font oraison (qanit:at) et protègent ce qui doit l'être (?), du fait de ce qu'Allah consigne (?). Celles dont vous craignez l'indocilité, admonestez-les! Reléguez-les dans les lieux où elles couchent! Frappez-les! Si elles vous obéissent, ne cherchez plus contre elles de voie [de contrainte]! Allah est auguste et grand." (VI, 34, Blachère II, 935).



    C'est ce verset qui institue l'obligation d'obéissance de l'épouse à son mari et le droit du mari à instruire et punir sa femme. Mais c'est aussi en s'y référant que les exégètes anciens ont stipulé que les femmes, tout comme les hermaphrodites "problématiques", les esclaves et d'autres catégories d'exclus, n'ont pas le droit d'exercer des fonctions d'autorité dans le public et le privé (wila:ya:t). Cette privation est consolidée par l'institution du Voile, qui, à l'époque du prophète, ne signifiait pas seulement l'étoffe sur le corps féminin, mais bien la division de l'espace social et la réclusion des femmes de condition libre. La spacialité de la notion de Voile est attestée dans le verset XXXIII, 53 qui impose cette institution aux femmes du prophète, ainsi que dans les versets XXXIII, 32-33 qui ordonnent à toutes les femmes de "demeurer dans leurs demeures" et de ne plus montrer leurs atours.



    Ce principe d'autorité qui impose l'obéissance des femmes aux hommes n'entraîne pas simplement l'exclusion de celles-ci de la sphère politique.

    Il a son homologue dans la vie publique : l'obligation d'obéissance aux gouverneurs (u:lu:-l-'amr), instituée par le Coran (VI, 59), renforcée par le droit musulman qui ne prévoit pas d'institutions ou de mécanismes de pouvoir limitant le pouvoir. Cette obligation d'obéissance dans les deux sphères en miroir comporte une structure de non-différenciation des fonctions, hostile à l'instauration de tiercéités et à l'apparition d'une véritable scène politique. Les "circonstances de la révélation" par lesquelles les exégètes expliquent la révélation du verset VI, 34 illustre bien cette structure "dé-politisante". On évoque à propos de ce verset, une histoire de violence privée dans laquelle le prophète est pris pour arbitre, mais dans laquelle la parole du prophète s'oppose à la révélation divine : "On raconte que ce passage fut révélé à propos de l'un des Ançar (les médinois convertis à l'Islam) qui avait eu une dispute avec sa femme et qui la gifla ; celle-ci alla se plaindre auprès du Prophète qui décida spontanément en sa faveur l'application de la peine compensatoire (qisa:s). C'est alors qu'Allah révéla : "les hommes ont autorité sur les femmes…. Le prophète rappela l'homme en question et lui récita le verset, puis il lui dit : J'ai voulu une chose mais Allah en a décidé autrement." (Tabari III, 350) Le verset est donc révélé pour déclarer l'époux maître de sa femme et suspendre le châtiment décidé par le prophète à son encontre. Mais la possibilté rapidement écartée par le verset n'est pas seulement le châtiment de l'agresseur, elle est l'acte même de recourir à une instance tièrce, qui aurait pu amener une différenciation des fonctions du mari et du maître, du juge et de la partie – en l'occurrence une différenciation des fonctions de gouverneur et d'oncle dans l'histoire de la cavalière.



    Au plan des statuts juridiques, c'est un fait que le droit musulman ancien (fiqh) repose sur une pyramide sociale au sommet de laquelle il y a l'homme, suivi de la femme, de l'esclave homme, de l'esclave femme, puis de l'enfant et du dément. (Charfi, 155) La femme vaut à peu près la moitié d'un homme : elle hérite la moitié de ce qu'hérite un homme et le témoignage de deux femmes est équivalent à celui d'un seul homme.

    L'homme bénéficie du privilège de la polygamie et de la répudiation et les femmes sont parfois privées de leur consentement au mariage. Il y a même lieu de penser que l'esclave a une nature hybride puisqu'il "participe de la chose et de la personne tout à la fois" (EI2, 'Abd), et que la femme de condition libre participe de l'esclave et de la personne libre à la fois. Non seulement un même principe de réduction à la moitié des droits s'applique généralement aux femmes libres et aux esclaves mâles, mais par l'acte de mariage, par le douaire que la femme reçoit ou que son tuteur matrimonial reçoit du mari, elle est soumise à une forme de droit de propriété (ma:likiyyat ghayr al-mal) en faveur du mari. C'est pourquoi le grand théologien et juriste Al–Ghazali (m.1111) considère que "le mariage est une forme d'esclavage dans lequel la femme est esclave et doit obéissance totale et don de soi, en quoi il n'y a pas désobéissance à Dieu …" Il reste qu'en tant que personne libre, l'épouse n'est pas soumise aux opérations juridiques qui découlent de l'esclavage total : vente, donation, louage…



    Monisme et binarisme

    Le théophallocentrisme ne se contente pas de gérer la réalité des corps masculins, féminins ou autres, et d'établir sa hiérarchie statutaire, il déploie ses insignes sur toutes les activités imaginaires et théoriques, en créant les paradigmes respectifs du masculin et du féminin, et les mythes de différence sexuelle. La formulation binaire de la création divine a permis aux anciens de comparer Eve au rameau et Adam au tronc (asl, mot désignant aussi l'origine), sachant que "le tronc est prééminent au rameau". (Ibn Abi-Dhiaf, 68). Ce rameau, la femme, sera frappé d'une secondaréité et d'une "inconsistance" ontologique renforcées par deux traits : le mensonge et la ruse que le Coran attribue à la femme (dans la sourate de Joseph notamment), l'ornement et l'artifice, qui font de cet "être aux atours", une créature quelque peu phantasmagorique : il semble que le prophète ait maudit "celles qui portent une "perruque"", "celles qui se font du tatouage", "celles qui épilent leurs sourcils", "celles qui liment leurs dents pour les parfaire", "dénaturant ainsi la créature de Dieu". (Sahih Muslim, chap. du vêtement). Articulés à la dualité fondamentale et fondatrice de la pensée métaphysique : sensible/intelligible, les traits du mensonge et de l'ornement doubleront le théophallocentrisme d'un "phallogocentrisme" qui, d'un seul geste, et comme le montre Derrida à l'échelle de la pensée occidentale, réprime l'écriture et le féminin, ou ce qui est pris comme tel. Intelligible/ sensible peut se traduire par lettre/(lafdh)/sens (ma'na), car les rhétoriciens et critiques arabes pensaient que "la lettre est le corps et l'esprit le sens"(Ibn Rashiq 1/124), la lettre est l'enveloppe ou l'ornement qui "étale" le sens dans "une belle expression". C'est là que nous trouvons une référence au féminin, comme étant de l'ordre du sensible et de la lettre : on compare les mots à "des esclaves bien parées", on parle des "signes qui montrent leurs atours" (Al Jurjani2) et on met en garde les poètes contre l'irrationnel et l'impossible (muha:l) qui les guette s'ils se laissent égarer par le culte de la lettre, ou la passion des figures de style auquels on attribuait une fonction ornementale. La dualité principe actif-masculin/ réceptacle passif-passif, inspirée de la philosophie grecque est manifeste dans un propos d'Avicenne (Ibn Si:na) sur la substance première qu'il compare à "la femme laide", être informe qui fuit le néant et désire inlassablement la forme.(2, III, 6-7) Est donc féminin, tout ce qui empêche la manifestation de la vérité et menace sa production, tout ce qui est inessentiel mais qui peut menacer l'essentiel : l'ornement qui cache la réalité, la lettre qui, en se déployant en écriture, cache le sens supposé transcendant, le réceptacle qui risque de demeurer informe…. Bref, on retrouve là le même schème du voile menaçant qu'il faut voiler ou limiter. De l'homme à Dieu, comme de l'homme à la vérité le chemin doit obligatoirement passer par l'élimination de la femme ou du féminin. .



    Le mythe de différence sexuelle que construit ce théophallocentrisme est un mythe de différence générique, mais de non-différence biologique. Car Dieu a aussi créé l'Homme : "Hommes! Soyez pieux envers votre Seigneur qui vous a créés (à partir) d'une personne unique dont, pour elle, Il a créé une épouse et dont il a fait proférer en grand nombre des hommes et des femmes!...(IV/1, Blachère II/923-24) Cet énoncé de "la personne unique" est le signe d'un monisme biologique qui n'est pas en contradiction avec le binarisme générique. Il existe en effet dans l'espace culturel arabe un modèle unisexe semblable à celui qu'à mis en évidence Thomas Laqueur en Occident et qui a dominé toutes les conceptions du sexe et de la relation hommes/femmes jusqu'au XVIIIe siècle. La langue et certaines représentations du corps ont gardé la trace de ce modèle. On appelle "farj", c'est-à-dire "creux, interstice entre deux choses", l'organe sexuel de l'homme et de la femme; on appelle "vierge" l'homme qui n'est pas encore marié tout comme la femme. "Khitan" signifie la circoncision, mais également, "l'endroit de l'ablation par rapport au mâle et à la femelle". Une symétrie est attestée entre le clitoris et la verge, car le mâle non circoncis est appelé "clitoridien" ("abdhar", qualificatif dérivé de "badhr" : clitoris). De même le prépuce, repli tegumentaire qu'on excise du pénis, s'applique-t-il aussi à la femme. La femme partage avec l'homme la jouissance et son "liquide-semence" était considéré comme "une condition de la procréation", car " l'enfant ne naît pas du sperme de l'homme seul mais de l'union des deux époux, soit de leur liquide réciproque, soit du liquide du mâle et du sang des menstrues…Quoiqu'il en soit, le liquide de la femme est une condition nécessaire de la procréation." (Al Ghazali 2/58) Les textes médicaux inspirés par Galien, qui était connu des Arabes, ont renforcé ce monisme biologique. On parlait du "sexe renversé" qui, faute de chaleur vitale, n'a pas été propulsé vers l'extérieur, et Al-Razi (Razès, m.1209) pensait que "les organes génitaux chez la femme sont disposés à l'intérieur du ventre et sont naturellement conditionnés par ce positionnement". (al Tifachi 230).



    La suprématie de l'homme allant de soi, on se contentait souvent de la tautologie qui consistait à justifier le principe d'autorité qui gère la vie privée par l'inaptitude de la femmes à exercer les fonctions publiques, mais on expliquait aussi cette inaptitude par le même principe. Les exégètes faisaient également appel aux différences quantitatives qui font de la femme un homme déficient : les femmes étant "déficientes du point de vue de la raison et de la religion", selon le hadith du prophète (Bukhari, chap. de la menstruation). Les hommes sont forts et plus fermes parce qu'ils sont dominés par la chaleur vitale et la raideur, tandis que les femmes sont faibles et molles parce qu'elle sont dominées par la froideur et l'humidité, selon ceux qui font appel au savoir "scientifique" de l'époque. (Qurtubi, 2/1430)



    A ce monisme ancien, semble succéder un binarisme qui vient peut-être remédier à la confusion moderne des rôles et des genres. C'est ce qui explique, pour partie, la disparition du concept de sexe, puisque "farj" ne désigne plus que l'organe de la femme, qui assumera seule désormais le manque-à-être humain. Dans les écrits (néo)-fondamentalistes, c'est la composante binaire de la création divine qui semble l'emporter sur la version de "la personne unique". Ainsi s'ouvre la sourate de la Nuit : "Par la nuit quand elle s'étend! par le jour quand il brille! Par ce qui a créé le Mâle et la Femelle!... 92/1-2. (Blachère I/28-29) A la dualité temporelle du jour et de la nuit se juxtapose la dualité sexuelle qui est ainsi rendue non moins évidente. Sans se réfèrer explicitement à ce verset, Sha'raoui, qui est un mufti contemporain des plus populaires en Egypte et dans le monde arabe, opère le pas décisif en comparant cette deuxième dualité à la première. L'analogie lui servira politiquement à déligitimer le travail des femmes en dehors du foyer : " Dieu a crée "deux genres" (naw') temporels pour leur assigner deux fonctions différentes, comme il a crée deux genres humains différents pour leur assigner deux tâches différentes." (II, 203 sqq) L'ancienne opposition aristotélicienne actif/passif réapparait curieusement chez le même Sha'raoui qui prétend pourtant s'appuyer sur la biologie moderne : "Dans l'acte sexuel, l'homme joue le rôle actif parce qu'il éjacule des spermatozoïdes qui facilitent la fécondité. Dans ce cas, il fournit un grand effort et libère une grande énergie, en éjaculant ces cellules reproductrices; par contre, le rôle de la femme est passif car ses sécrétions durant l'acte sexuel ne sont pas reproductrices de vie dans l'immédiat, mais servent seulement à lubrifier le sexe de l'homme afin de faciliter la pénétration et de ne pas rencontrer d'obstacle au moment de l'éjaculation(…) D'où le rôle positif de l'homme et le rôle négatif ou moins positif de la femme." (I/19).



    D'un système de pensée qui mariait monisme biologique et binarisme générique, on est passé à un binarisme qui ontologise et "naturalise" les différences entre les sexes. Mais ce binarisme n'est pas l'exclusive du discours fondamentaliste ou néo-fondamentaliste. La pensée féministe arabe a souvent basculé dans une sorte de différencialisme sexuel présentant parfois des vélleités culturalistes, et de ce fait, n'a pas formulé un véritable fondement universaliste à sa revendication égalitaire. On a trop vite attaqué Freud, en le comparant à Ghazali, en lui préférant ce grand théologien misogyne (Mernissi, 24 sqq; Sa'daoui, 217,753), simplement parce que, partant du monisme biologique ancien, il a déclaré que la femme est active pendant l'acte sexuel et la conception. On a ignoré l'arrière-fond universaliste du monisme freudien, ainsi que ses idées sur la non-concordance de l'anatomique et du psychique et sur la bisexualité psychique. Des écrits féministes tombent dans le même piège de l'ontologisation des différences entre les sexes en évoquant la "spécificité des femmes" et de l'écriture féminine. De la théorie du gender elle-même peut sortir, à l'insu de tous, de nouvaux "fétiches essentialisants" (Derrida, 43). Des sociologues ont pu récemment parler de "politique se basant sur le gender" et même d'"institutionnalisation du gender".



    Dévoilement, revoilement

    Pourtant, un processus d'historisisation et donc de relativisation des différences entre les genres et des dispositions hiérarchisantes a été ébauché par le mouvement moderniste arabe, en même temps qu'une "réouverture des voies de la réflexion personnelle" (Ijtihad) et un "dévoilement" des femmes. Au début du vingtième siècle le terme "sufur" qui signifie : dévoilement du visage, était un mot magique, un emblème qui symbolisait le progrès et l'ouverture et s'appliquait non seulement aux femmes mais à toute la société. La revue qui s'appelait Sufur et qui a vu le jour en Egypte en 1915 revendiquait ce projet d'émancipation totale. (Ben Slama, www. elaph.com). Le tunisien Tahir Haddad (mort en 1935) a réclamé dès 1930, l'égalité des sexes en appelant à prêter plus d'attention aux "intentions éthiques de la Shari'a" (maqasid) qu'aux dispositions du droit musulman, sacralisés à tort. Il a dit clairement : "Le Coran a expressément ordonné dans de nombreux versets de discriminer les hommes et les femmes. Ceci n'empêche pas qu'il admet le principe de l'égalité sociale entre les sexes, lorsque les conditions sont réunies et que l'époque le nécessite, puisque son intention profonde est de viser à la justice absolue, à l'esprit du droit suprême, car l'Islam est la religion qui institue progressivement ses prescriptions en fonction des nécessités".(Haddad 43)

    Mais les mouvements fondamentalistes, qui se sont succédés dès les années vingt se sont vite opposés au mouvement de libération des femmes, en appelant celles-ci à se voiler doublement : à jouer leurs rôles traditionnels de mères et d'épouses et à porter le voile, désormais fétichisé. Entre le dévoilement et le revoilement des femmes, s'est répandu le nouveau dogme de l'infaillibilité de la Shari'a et de l'inamovibilité de ses dispositions, qui se fonde sur l'interdiction de réinterpréter les textes jugés "clairs" et "catégoriques". Exprimé ainsi : "l'Islam est valable pour tout temps et en tout lieu", ce dogme produit et répand le refus de l'histoire, le culte des dispositions du droit musulman et le désir maniaque de rendre le corps féminin invisible et intouchable. Enseigné jusque dans les écoles non coraniques, il est aujourd'hui orchestré par le régime wahhabite saoudien, l'Université al-Azhar, l'Organisation du Congrès Islamique, les chaînes satellitaires les plus populaires où régulièrement des cheiks rappellent les interdits qui frappent les femmes, les éditeurs qui remettent au goût du jour les textes des sermonnaires hanbalites et qui diffusent à peu de frais une littérature du mépris de la femme et de la culpabilisation de celle-ci….Et il ne faut pas s'y tromper : le revoilement contemporain n'est pas un simple retour du voile, une simple résurgeance des dispositions du droit musulman. Depuis la révolution iranienne notamment, c'est le modèle contradictoire de la femme voilée mais active qui s'est propagé, de la femme qui portera les stigmates de l'institution du Voile sans être recluse, qui apparaîtra tout en ayant le corps barré, interdit. Aussi, le voile est-il, comme la castration de Dalal, une tentative de marquage générique qui s'ajoute au marquage idéologique. Une tentative de réorganiser les différences entre les sexes et de revifier l'interdit qui frappait le corps féminin. Une tentative aussi de désérotiser l'espace public, mais qui tourne à l'échec et de la pire manière : c'est l'ombre des harems qui se trouve ainsi projetée sur la Cité, et c'est réduction à la femelle montrant ou ne montrant pas ses atours qui fera de la femme une "citoyyenne" bien particulière.



    Shari'a et schizophrénie

    Le statut juridique de l'esclave a disparu, et sans trop faire de bruit; les dispositions relevant du droit pénal, pourtant clairement codifiées par le Coran, ne sont plus appliquées dans la majorité des pays arabes. Mais pour l'essentiel, le statut de la femme reste inchangé. La revendication des droits politiques et civils pour les femmes butte encore sur le principe de l'autorité de l'homme sur la femme et ses corollaires, comme sur la tradition du Prophète qui dit : "jamais le peuple qui confie ses affaires à une femme ne connaîtra le succès"(Sahih al-Bokhari, Chap. des Conquêtes; Al-Ghazali II, 65). Dans des pays comme le Koweit ou Les Emirats du Golfe, les femmes ne sont autorisées ni à se porter candidates ni à voter. Mais ces conceptions marquent certainement le comportement électoral dans les pays où les droits de vote et de candidature sont garantis, mais où le taux de représentation des femmes dans les parlements est estimé à 5/100. En matière de droit privé, les législations arabes placent la femme sous l'autorité du père ou du mari, n'interdisent pas la polygamie, laissent généralement le mari décider du divorce, n'attribuent pas la nationalité aux enfants nés du mariage d'une femme avec un étranger, interdisent à la musulmane d'épouser un non-musulman..etc Malgré la misère politique régnante, il existe bien sûr des disparités entre les pays. En Tunisie, par exemple, le Code du Statut Pesonnel paru en 1957, interdit la polygamie, accorde à la femme le droit de divorcer sans invoquer de motif, remplace le devoir d'obéissance au mari par " le bien-vivre ensemble" (husn al-mu'a:shara) … bien que ce même code stipule que le "père est le chef (ra'i:s) de la famille". De plus, le droit à l'avortement a été reconnu dès juillet 1965. En Arabie Saoudite en revanche, le droit de paraître et d'avoir un visage, le droit de conduire une voiture peuvent être érigés en revendication politiques minimales. Mais d'une manière générale, et par delà toute diversité et complexité, on observe un peu partout un dualisme juridique : "le recours aux sources islamiques lorsqu'il s'agit de légiférer pour la famille ou dans le domaine du statut personnel, et, en même temps, l'abandon quasi-total de ces sources lorsqu'il s'agit de codifier le droit civil, le droit pénal, et, en général, toutes les autres branches du droit." (Chehata, Ascha, 311) Ce qu'on appelle aujourd'hui la Shari'a, c'est en gros, le droit personnel musulman, ultime garantie du maintien des rapports traditionnels entre les genres. Autrement dit : l'infériorisation de la femme, le contrôle de ses activités et de son corps. L'anhistoricité est source de schizophrénie. D'une part ces législations sont en contradiction avec la réalité sociale qui a vu une augmentation sensible du nombre de femmes actives dans les pays arabes, et plus encore de la proportion des femmes instruites, une politisation accrue des mouvements de femmes. D'autre part elles contredisent la majorité des Constitutions arabes qui reconnaissent tacitement ou de manière expresse l'égalité entre les hommes et les femmes. Cet état de schizophrénie est devenu une manière de traiter avec les Conventions internationales : les 14 pays arabes qui ont ratifié la "Convention pour l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes" ont, au nom de la Shari'a ou des "spécificités culturelles", émis des réserves sur des clauses importantes de cette convention. "La déclaration du Caire sur les droits de l'homme en Islam", publiée le 8/8/1990 par l'Organisation de la Conférence Islamique n'est ni plus ni moins qu'une annulation des principaux droits et libertés inscrits dans la Déclaration de l'homme au bénéfice de la Shari'a. Les articles 24 et 25 réitèrent que "la Shari'a est la référence unique pour interpréter ou expliciter n'importe quel article de ce document". Cette politique du double discours constitue donc une base de repli commode.

    Depuis la Conférence du Caire sur la population et le développement (1994) le concept d'"égalité" a été remplacé par celui d'"équité", pour répondre au souhait des pays arabes influents qui émettent, au nom de la Shari'a, des doutes sur l'universalité des droits de la femme et des réserves sur le principe d'égalité. La femme n'est pas encore désincarcérée du corps de la Umma : au nom de la "spécificité" de celle-ci, elle est maintenue dans son infériorité. Pareillement, au nom de la sauvegarde et de l'épuration de la Umma, on traque les homosexuels et on impose des identités de genre.



    Raja Ben Slama- ("Le plein-genre", Paris, éd La Découverte, 2004.)



    * Faculté de Lettres Mannouba, Tunis



    Références :

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    -Butler Judith : Gender trouble, New York, Routledge, 1990.

    -Chekir Hafidha : Le Statut des femmes entre les textes et les résistances : le cas de la Tunisie, Tunis, 2000.

    -Derrida Jacques : Eperons : les styles de Nietzsche, Paris, Flammarion, 1978.

    -Encyclopédie de l'Islam, 2e édition.

    -Kéfi Ridha : "Etre gay en terre d'Islam : enquête", Jeune Afrique/L'intelligent, n°2133, du 27/11 au 3/12 2001.

    -Laqueur Thomas : La Fabrique du sexe : essai sur le corps et le sexe en Occident, Gallimard, 1992.

    -Tabari : Commentaire du Coran, abrégé, traduit et annoté par Pierre Godé, Paris, Ed. d'Art Les Heures Claires, 1985.

    -Transeuropéennes n°23, Printemps, été 2003 : Du nom au neutre : les traductions du monothéisme : dialogue entre Fethi Benslama et Jean-Luc Nancy, pp11-32.

    -Redissi et Ben Abid : "L'affaire Samia ou le drame d'être autre : commentaire d'une décision de justice", Journal international de bioéthique, 1995, vol VI, n°2, 1991.

    -Tazi Nadia : « Le désert perpétuel : visages de la virilité au Maghreb », Intersignes, n°11-12, printemps 1998, pp27-58.

    En arabe :

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    -Avicenne 2 : Epîtres, Leiden, 1863.

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